Cas Contact (2)

in DiY éducation

2.

On a quand même beaucoup appris, depuis le premier confinement.

Par exemple, ma consommation quotidienne de Merlot en cubi n’aurait finalement rien à voir avec une quelconque assignation à domicile. Non. Je suis tout simplement devenu alcoolique cette année.

Qui me jugera ? Arielle Dombasle ?

J’ai réussi à caser chez moi, dans chaque zone d’ombre de mes 60 m2 habitables : mon bureau à domicile, ma salle de sport à domicile, ma pharmacie à domicile, un atelier de couture clandestin à domicile, et mon épouse mélancolique à domicile. Nous sommes passés du roman de gare à l’ouvrage de science fiction. Nous avons basculé en quelques mois du drame ordinaire à la dystopie angoissante. Début 2020, quand je tombais sur les images d’un des ces pays asiatiques où les gens étaient tous masqués dans la rue, je me disais :

« Ah les pauvres… Quel univers dystopique angoissant de merde ! Si loin de nos valeurs républicaines françaises inaltérables, n’est-ce pas ? Nous qui sommes le peuple des lumières. Nous qui, épris de liberté, partouzeurs enthousiastes et bon vivants avons tout de même engendré Damien Saez et Wejdene. Excusez du peu ! Ah les pauvres chinois que voilà. Mais on peut dormir tranquilles : jamais une telle chose ne nous arrivera. Enfin, il leur reste le badminton, c’est déjà ça… »

Racisme ordinaire, mon amour, qu’il faisait alors bon vivre, derrière le paravent de ta mauvaise foi.

Ce matin, j’ai accompagné mon fils à l’école, après l’avoir affublé d’un petit masque noir (accessoire mortifère et vraisemblablement inefficace, cousu-main par ma femme daltonienne). Dans l’entrée de l’appartement, et tandis qu’il enfilait sa veste, le gamin a dit que les élastiques du masque lui sciaient les oreilles et qu’il risquait un « décollement inesthétique des portugaises, à moyen terme » (où va-t-il chercher de telles expressions, je l’ignore). « Tu te préoccupes trop de ton apparence physique, je lui ai répondu. Je te signale que des gens meurent. Des gens vieux, des gens jeunes. Des gros, des maigres. Des pauvres gens comme toi et moi, empilés dans les services de réanimation de ce pays. En ce moment même, hein ! Et dans le plus simple appareil. Oui… (je secouais gravement la tête) Des gens meurent… 357 décès rien qu’hier, d’après Olivier Veran. Des gens meurent et tu te plains des élastiques de ton masque. C’est indigne. Et, pardonne-moi, mais c’est assez peu républicain. Manu Di Bongo. Patrick Devedjian. Le virus circule et il est dangereux. Le chanteur Renaud… ». Le gosse dévalait déjà les escaliers, les mains sur les oreilles, galvanisé par mon petit laïus propagandiste.

Le soir, il est revenu avec un masque, mais d’une couleur différente. Ce n’était certainement pas celui qu’avait confectionné sa mère, mon amour borderline. « Le mien, je l’ai échangé contre un goûter parce que vous avez oublié de m’en mettre, des goûters… » a-t-il expliqué, sans aucune émotion apparente. « Mais heureusement, j’ai trouvé celui-là par terre, dans les cabinets de l’école ».

Lamentable. Sans commentaire.

(cela dit, nous avions effectivement oublié de lui préparer son goûter)

N’empêche, peut-on réellement attendre d’un enfant de huit ans, qui perd quatorze écharpes, huit bonnets et deux dents chaque hiver, qu’il respecte un quelconque protocole sanitaire ? Je précise qu’il ne sait toujours pas faire ses lacets, ni commander un Uber. « Ce matin on a fait une minute de silence pour le maître qui s’est fait décapité sur le trottoir de son école, avec le sang qui coulait par le cou, comme ça : Pschitt, pschitt… Kylian dit que quand on tranche la tête d’un gars, son corps peut encore marcher pendant six mètres à peu près avant que…. »

Je l’ai prié de me raconter sa journée à un autre moment.

Merci bien.

« Fils, je n’ai pas forcément besoin de savoir tout ce que tu manges à la cantine, ni les faits d’actualité sordides dont vous débattez en classe entre enfant de huit ans, ça ira, file donc jouer à la tablette dans ta chambre. Et laisse papa gérer cette sombre histoire de cas-contact tranquille »

Je l’ai regardé escalader trois chaises, renverser la moitié de son verre de grenadine, bondir sur le canapé, enfiler son casque, effectuer quelques opérations complexes avec la multiprise du salon, puis lancer un jeu idiot sur sa tablette. Et je suis parti du principe que les enfants n’avaient plus jamais de devoirs, de nos jours, qu’il fallait que j’abandonne ce vieux réflexe consistant à lui demander s’il y avait quelque pour le lendemain.

« On dirait qu’il n’y aura plus jamais quelque chose pour le lendemain », pensai-je avec amertume.

J’étais en train de devenir punk.

La situation dégénérait à une vitesse folle.

J’ai lancé à mon fils : « Et au fait ! Je ne suis pas tout à fait sûr pour le chanteur Renaud. Il se peut qu’il soit encore en vie. Il faut que je vérifie cette information ».

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