Cas Contact (3)

in DiY éducation

3.

Hier soir donc, souvenez-vous, mon voisin et moi, à la fenêtre : deux hommes engagés dans une discussion de belle tenue, deux citoyens susceptibles d’offrir à ce monde en perdition un éclairage nouveau. Lui :

— Vous dites que vous avez été « En contact rapproché avec une personne porteuse du virus », ouais ? C’est bien ça ?

— Laissez tomber. Je suis condamné. J’ai quarante ans, je vis dans 60 mètres carrés, je suis probablement pestiféré, mon gamin troque son masque sanitaire contre des Kinder Pingui et moi… Moi, je ne crois plus en rien.

— Vous avez participé à une rave party sauvage clandestine, ces derniers temps ? Vous auriez pas roulé des pelles à des punks chiens femelles, par hasard, dans une tentative désespérée de mettre à l’épreuve une dernière fois votre pouvoir de séduction ?

De quel droit se permettait-il, cet anachronique partisan du rastafarisme ? Quoi qu’il en soit, voilà le genre de questions très personnelles auxquelles il convient aujourd’hui de répondre, sous peine d’être suspecté de trahison à la mère patrie, estampillé Super Contaminateur puis envoyé dans un camp de travail pénitentiaire en Ardèche.

Déporté politique ardéchois portant sur le monde un regard sans haine

— Je ne danse pas, Monsieur. Je ne danse plus depuis Menelik, ai-je répondu. Je pense que le rap français a perdu beaucoup de son authenticité, depuis Menelik. Et la seule femme que j’embrasse, pour votre information, c’est mon épouse neurasthénique. Et je l’embrasse avec toute la délicatesse et la prudence qui conviennent. Je ne lui roule aucune pelle. On est pas des bêtes. Puisque vous osez soulever la question…

Je laissai planer un instant ces réflexions puissantes, laissant au cerveau corrompu de mon voisin la possibilité d’en intégrer une infime partie, avant d’ajouter :

— Une femme qui est très saine, en plus. Une bonne personne.

Bref, j’étais en roue libre. Je racontais n’importe quoi, mon regard fouillant les ombres du toit à la recherche de Professeur Raoult, mon chaton égaré.

— Garde la pèche / Bois de l’eau fraîche, m’a lancé le voisin.

— C’est supposé vouloir dire quelque chose ?

— Il faut s’efforcer de voir le côté positif et continuer à aller de l’avant. Moi, par exemple, je n’ai jamais été aussi productif que ces derniers mois.

— Vous travaillez à domicile ?

Travailler ? (le pauvre homme manqua de s’étouffer avec son mégot). Non, non… Moi je mixe.

J’aurais dû m’en douter. Chaque fois que je l’apercevais à sa fenêtre, il portait un de ces T-shirts avec des imprimés géométriques complexes, ce qui signifiait sans aucun doute possible qu’il avait accès au code source de la Matrice et aux dimensions parallèles, via les machines électroniques. Le voisin mixait. Si on m’avait refilé un euro pour chaque mec qui mixe rencontré dernièrement, je pourrais aujourd’hui m’offrir un synthétiseur Yamaha qui fait pouet-pouet/sploutch-sploutch et accéder moi-aussi au divin. On a beaucoup appris depuis le premier confinement. Par exemple, derrière chaque volet clos se cache peut-être un intermittent du spectacle qui tripote nerveusement des boutons de volume en se trouvant spirituel et organise des Facebook Live tous les jeudi soir en attendant la fin du monde.

— Va falloir que je vous laisse, je lui ai fait. Je voudrais pas rater l’allocution de Jean Castex.

— Jean Castex ?

— Notre premier ministre. Ça vous dit rien ?

— Allocution ?

— Vous cassez pas la tête. Je vais vous laisser retourner bosser, Jean Michel Jarre.

— N’oubliez pas de trouver qui vous a balancé, pour cet histoire de Cas Contact. Et pétez lui bien les genoux de ma part.

« Cas Contact ». Ça me fait quelque chose, quand même… Quand on sait que le truc est parti d’un marché aux animaux sordide, à l’autre bout du monde, trouvant son chemin jusqu’à moi via une multitude de porteurs, asymptomatiques ou non, traversant les océans, franchissant les montagnes, tel un missile à tête chercheuse. Implacable. Tout ce chemin parcouru via tous ces hôtes. Et si les hommes du monde entier se tenaient enfin la main ? On y était. J’étais un enfant de la mondialisation. J’allais enfin entrer dans l’Histoire. En toussant un peu, certes, mais quand même.

Le voisin a jeté son cul de pétard d’une pichenette sur le toit (car il ne croyait pas davantage au concept de cendrier qu’à celui de Jean Castex). Et il a dit, avec un air mélancolique :

Je crois que je pourrais pas vivre sans faire du son, en fait…

Pourquoi me racontait-il tout ça ? Qu’était-il humainement possible de répondre à une si triste confession ? Pas étonnant qu’il soit tombé dans le piège cannabique. Pauvre garçon.

— Moi, c’est les Monster Munch, j’ai dit.

— De quoi ?

— Je pourrais pas, sans les Monster Munch.

— Alors là, je valide mec ! De la techno minimale et des Monster Munch ! A part ça, ils peuvent nous confiner encore 10 ans, j’en ai strictement rien à br….

Il est incontestable que nous avons quand même beaucoup appris.

Mon voisin s’est mis à hurler « Techno minimale et Monster Munch ! » et moi, j’en ai profité pour m’époumoner une dernière fois : « Professeur Raoult, revenez immédiatement !! ». Bref, nous étions, le voisin et moi, assez représentatifs du flou artistique qui englobe cette crise sanitaire, et, plus généralement, de l’incertitude frappante caractérisant notre époque débile et braillarde.

Il était 20 heures.

J’étais toujours une saloperie de cas-contact aux yeux de la société. Un risque de contamination. Alors que j’implore secrètement l’amour de chacun à mon égard.

Pourtant, quelque part, quelqu’un m’avait donné.

Une poucave.

Mais qui ?

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