Cas Contact (4)

in DiY éducation

4.

Je ne suis pas allé travailler, ce matin. Je n’en ai pas le droit. Une grande première. En temps normal, seule une gueule de bois sordide, ou un choc frontal avec un poids lourd tchèque (ce qui revient un peu au même, finalement) auraient pu m’interdire l’accès au site de mon entreprise. Aujourd’hui, c’est le protocole. Très bien.

Mercredi 4 novembre 2020.

On peut finir un cubi de Merlot à 10h du matin, ce sont des choses qui arrivent.

« En temps normal » n’existe plus, au fait. Sortez vos effaceurs en silence.

Luis Zapata est mort. J’étais à deux doigts de poster « R.I.P, toi le clown éternel (sad emoji) » sur les réseaux sociaux, avant de me rendre compte in extremis que je confondais avec Achille Zavatta. Luis Zapata, je suis navré de vous l’apprendre de la sorte, était un écrivain mexicain. Bref, cela fait deux heures que je traîne sur mon téléphone, sans rien comprendre à ce que je lis. Par exemple, 40 558 nouveaux cas ont été recensés ces dernières 24 heures. Est-ce beaucoup, au fond ? Et combien d’entre-eux ont lu « La conjuration des imbéciles » ? Pourquoi est-ce si important, à mes yeux ? J’imagine un laborantin à bout de nerf s’emporter sur un plateau de télévision : « Nous venons de faire une découverte ahurissante ! Accrochez-vous, les mecs. Parmi les 1 416 112 décès attribués au Covid dans le monde, aucun de ces abrutis n’avait lu le moindre livre de John Kennedy Toole. Vous comprenez ce que cela signifie ? Non ? Moi non plus mais c’est quand même troublant, avouez ! ».

40 558 nouveaux cas recensés depuis hier. Est-ce suffisant ? Grotesque ? Encourageant ?

40 558…

« Gardez la pêche », comme le dirait si bien mon voisin philosophe.

J’essaie de faire preuve d’empathie mais 40 558 est un chiffre bien trop grand pour que je puisse être véritablement désolé pour chacun d’entre-vous.

OK, je suis déjà saoul.

C’est le protocole.

Tandis que les brumes matinales tardent à se dissiper sur un monde en détresse respiratoire, un monde orphelin de l’auteur d’El Vampiro de la colonia Roma, de surcroit, une voix dépourvue d’intonation résonne dans ma tête : une voix froide, métallique presque, comme tout droit sortie des haut-parleur d’une manifestation de rue à laquelle personne ne serait venu :

Afin de lutter contre la propagation de l’épidémie et de vous protéger ainsi que vos proches, respectez vos dates d’isolement.

Prenez rendez-vous pour faire un test.

La consommation excessive d’alcool est dangereuse pour la santé.

Afin de lutter contre la propagation de l’épidémie et de vous…

Comment en sommes-nous arrivés là ? Que ferait Calogero, à ma place ? Sans doute une très mauvaise chanson, bien entendu, mais encore ?

Nous sommes mercredi, ce qui signifie que mon fils est à la maison. Ma claustration n’en est que plus pénible. Je l’observe manipuler les pièces de notre échiquier. D’abord, je ne comprends pas ce qu’il fabrique, et puis ça me frappe : il est en train de placer tous les pions du plateau à une case de distance les uns des autres. Terrifiant. Il faudra encore de nombreuses années avant que nous puissions mesurer les effets de cette crise sanitaire sur l’état mental de la jeunesse de ce pays mais je peux au moins dire ceci, à propos de mon fils : il ne remplacera jamais Kasparov dans mon cœur. Je connaissais la défense sicilienne, la variante Najdorf et même le gambit de la Volga (mon préféré), mais je n’avais encore jamais vu de mes yeux l’ouverture SARS-CoV-2, consistant à isoler chacun de ses pions, à une case de distance, en quinconce. Symboliquement, c’est d’une tristesse infinie. Stratégiquement, une vraie passoire.

Quant à moi, je scrolle le répertoire de mon téléphone, comme on fait tourner le barillet d’un revolver lors d’une partie de roulette russe entre amis.

Le coup ne va pas tarder à partir, mais j’ignore encore qui va se manger un pruneau.

Une chose est certaine : ma colère doit être déversée sur quelqu’un de toute urgence.

Quand il décroche, je ne dis ni bonjour, ni allô, exactement comme dans les séries Netflix. Je travaille cet enfoiré directement au corps :

— Alors comme ça, on a chopé le covid ?

— On dit LA covid, déjà…

— Tu bluffes…

— Je ne bluffe jamais. Je l’ai entendu sur France Inter.

— Eh bien, je m’en fous complètement. C’est sexiste, LA covid.

— Je vois pas du tout en quoi ce ser…

— C’est extrêmement sexiste ! Pourquoi pas la connasse de Covid, tant qu’on y est ?

— Écoute, c’est pas moi qui…

— Ça vous suffisait pas les cyclones ? Faut que vous féminisiez les virus, maintenant, bande de saltimbanques ?

— Tu te fous de moi ? T’es le plus grand misogyne que je connaisse !

— Et alors ? Ça n’a strictement rien à voir avec le sexisme. Tu mélanges les concepts.

— Mais enfin ! Misogyne et sexiste sont carrément des synonymes !

— Pfff… T’es à côté de tes pompes, mec. Probablement un résidu de fièvre.

— Eh ben, vas-y, instruis-moi. Puisque tu t’apprêtes à le faire, de toute façon…

— Le misogyne éprouve une haine farouche envers le sexe opposé. C’est très authentique. Tu saisis ? Pense France/Angleterre, au rugby. Toujours très beau, un match France/Angleterre. On s’ennuie jamais. Le misogyne est viril, mais correct.

— Et le sexiste, il est comment ?

— Le sexiste, c’est juste un pauvre type qui apprécie les modes de transport doux, n’a pas ouvert un livre depuis la fac d’histoire, écoute des podcast France Inter sur ses AirPods à la con et dit LA covid sans même se rendre compte qu’il se montre offensant envers nos amies les femmes.

— Tu joues sur les mots, c’est fatiguant…

— Faux ! Tu m’obliges à définir des concepts élémentaires. J’y peux rien, moi, si t’es en plein effondrement intellectuel !

— Me parle pas d’effondrement, s’il te plait. Je peux sentir d’ici ton haleine avinée…

— Bon, t’as chopé le covid oui ou merde ? Et ne t’avise pas de nier, j’ai vu passer ton post Facebook.

— Je suis tombé malade, oui, je dis pas le contraire. C’était bien la covid. Ça a été un peu pénible mais heureusement j’ai…

— C’est toi qui m’a balancé ?

— Attends, de quoi on parle là ?

— On parle du fait, Edward Snowden de mes deux, que je viens de recevoir un mail de la CAF m’informant que je suis Cas Contact et placé en isolement total pendant 7 jours ! A cause d’un ami que je croyais proche mais qui se révèle finalement être aussi digne de confiance qu’un bailleur social.

— …

— Avec une moustache.

— Mais t’es cramé ! On s’est pas vus depuis au moins deux ans…

— Et alors ? Tu m’en veux toujours pour cette histoire de raquette de badminton, dis pas le contraire !

****

To be continued…

(in loving memory of Luis Zapata)

R.I.P, toi le clown éternel 😔

1 Comment

  1. Trouve mon phone Humbert et passe moi un soufflon quand tu veux si tu t’ennuies vraiment, je suis confinee depuis 9 mois, tu imagines mon état mental…

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