La course.

in DiY éducation

« Debout les campeurs et haut les cœurs, n’oubliez pas vos bottes parce que ça caille aujourd’hui…
Ça caille tous les jours par ici, on est pas à Miami ! »
Un jour sans fin (Groundhog Day)

6:50

Je décolle mes paupières au pied de biche et j’entrevois une main passer dans mon champ de vision. Est-ce seulement la mienne ?
Mon corps va-t-il bientôt m’être acheminé ? Me serait-il possible de le joindre, s’il vous plaît ?
Je dois être paralysée, voilà, c’est ça. Il m’est sûrement arrivé quelque chose et maintenant je ne peux plus bouger. Pas même un orteil.

6:55

7:00

Wiggle your Big Toe…

Je hais la station debout.
Tu m’entends ? Je te hais, salope.
Ce n’est pas grave, je viens d ailleurs. Pas vrai ? Si, si, je viens d’ailleurs, et j’aimerais y retourner immédiatement.
J’étais en train de faire quelque chose d’important, là-bas, mais quoi ?
Marla, coupe la corde. Coupe cette putain de corde.
Le sol.
Le sol va être froid.
Je refuse de mettre un seul pied dans ma vie ce matin.
Une histoire de piscine à remplir. Quelque chose dans le genre.

Les pensées m’arrivent tout droit sorties d’une boule de Bingo, tirées au sort par la main tremblante d’une affreuse vieille dame hilare.

7:05

Lui, il faut absolument qu’il arrête son bordel. Mon téléphone, je veux dire. J’avais programmé un morceau des Savages à 6h50.

Meuf, faut-il que tu sois conne, optimiste et branchée à la fois.
J’envoie ma main vers mon portable comme un pêcheur jette son harpon dans l’immensité de l’océan. Je pense au vieil homme et la mer, d’Hemingway.

Wiggle. Your. Fucking. Big. Toe.

Marla, tu ne peux pas être dans le brouillard à ce point. Est-ce que quelqu’un me fait une blague ?
Quelque chose à propos d’une piscine, je suis au moins sûre de ça.
Et de Doxylamine, aussi.
Oh…
Ok. Doxylamine. Ok meuf.
Je vois. J’ai pris un putain de cachet pour dormir.
Juste cette fois, pas vrai Marla ? Juste ENCORE cette fois.
Idiote.
Idiote idiote idiote.

7:10

Il y a une grande injustice dans chacun de mes réveils. Une cause perdue que personne ne viendra jamais plaider. Un abus de confiance. Un motif de rupture entre moi et moi-même, qui fait jurisprudence tous les matins.
Car j’avais un rêve, ouais. J’avais un rêve mais qui va me le rendre, hein ?
Vous ? Eux ? Qui ?
Le sommeil est une gigantesque escroquerie.

– Dans l’affaire dite du « sommeil frelaté de Marla », j’appelle à la barre Mademoiselle Doxylamine 15 mg. Mademoiselle, pouvez-vous nous indiquer brièvement votre contribution au « repos » de la plaignante ?
– Eh bien Monsieur le Juge, je permets à Marla de se mettre en veille. En un battement de cil, pour ainsi dire. J’aime à me considérer comme une facilitatrice. Grâce à mon principe-actif, cette femme s’écroule dès 23 heures sans passer en revue l’ensemble des motifs angoissants de sa tapisserie mentale.
– Je vois. Et existe-t-il des effets indésirables ?
– Évidemment, Monsieur le Juge. Hahaha, évidemment ! Il y a toujours un retour de bâton avec la déglingue, n’est-ce pas ? Hahaha… Sinon, ce serait moins drôle.
– Calmez-vous et dites-nous comment se manifeste ce retour de bâton.
– Eh bien… Marla se réveille avec la sensation d’appartenir à l’Égypte antique plutôt qu’à notre siècle, pour commencer.

Wiggle your Big Toe. Bitch.

A côté de moi, Vladimir simule le sommeil et joue une nouvelle fois la carte du protectionnisme. Je connais par cœur sa politique de l’autruche.

Il nous faudrait un truc plus efficace que les sonneries de nos téléphones. Il faudrait que nous nous réveillions sur un bateau pneumatique. Piégés dans les rapides. Faits comme des rats à Wichita, Kansas. Il faudrait qu’une chute d’eau se trouve à quinze mètres de là, et que notre embarcation familiale menace de s’y précipiter. Homme, femme, enfants.
MARLA ! Il faut que tu te redresses immédiatement, sinon les gamins n’iront pas à l’école et leurs petits os se briseront sur les rochers, cent mètres plus bas.

A défaut d’urgence vitale, il me faudrait au moins une volonté. Une promesse. Un fil sur lequel tirer mais je ne trouve rien. Rien qu’une envie de pleurer diffuse et un sentiment d’injustice.

WIGGLEWIGGLEWIGGLE-IT ! NOW !

Je parviens à me poser sur un coude mais je retombe immédiatement. Vladimir est toujours inerte et chacun de nos téléphones joue sa petite musique affreuse. Cela fait longtemps que nos violons ne sont plus accordés. Lève-toi connard. Pourquoi n’es-tu pas plus fort que moi ? Ça me rend malade, tu le sais ?
Et puis merde, regarde ça mec. Regarde bien.
JE me lève.

Bon, je ne suis pas encore debout-debout, c’est vrai, mais au moins je suis tout de même sensiblement moins couchée que toi. Abruti.
Je me dirige vers la chaise de bureau sur laquelle sont entassées mes fringues. Je me déplace comme si on m’avait tiré dessus à bout portant. Une balle dans le ventre. Pourquoi fait-il si froid, bordel ?

Quelque chose à propos d’une piscine. Enfin, on verra plus tard…

Alors, procédons. La chambre des gosses… Où se trouve cette foutue pièce ? C’est pas comme si nous habitions dans un manoir victorien, n’est-ce pas ? Hein ? Sacré Edward, ce doit être un cauchemar à chauffer, je me trompe ? Mais où sont nos gens, enfin ? Pourquoi Béatrice ne m’a-t-elle pas apporté une cafetière au lit. Et des biscuits. Et mon pissoir ? Nous devrions fouetter un domestique cet après-midi pour l’exemple, non ?

J’ouvre la porte de leur chambre et je dis « Les enfants, c’est l’heure ». Je dis ça tous les matins. Les enfants, c’est l’heure. Quelle conne. L’heure de quoi ? L’heure d’énoncer des évidences ? Ma propre voix me donne envie de me gifler. C’est insupportable d’être parent. Je veux dire, de s’entendre être parent. On ne peut plus vraiment s’aimer après ça. Les enfants, c’est l’heure. Maman est si créative, de bon matin. Pourquoi je ne suis pas capable de trouver autre chose pour changer ?
« Les enfants, l’immeuble est en feu ! Levez-vous en vitesse ou alors brûlez vifs ! Maman vous aime très fort, quoi qu’il en soit ».
Ou peut-être :
« Les enfants, chute d’eau droit devant ! Allez, mes loulous, on se sort les doigts du cul et on pagaie ! ».

Tito s’est de nouveau débarrassé de sa couverture. Il dort sur le dos, les mains posées sur son petit ventre. Il ne porte que le bas de son pyjama. Il pourrait dormir à poil sur un tas de bûches, il s’en fout. Dès qu’il entend le parquet craquer, il se redresse brusquement, lui et ses yeux exorbités qui me fixent. Flippant le môme. L’image d’un diable sortit de sa boite est difficile à éviter, d’autant plus qu’il demande sans préavis : « Maman, où sont mes flèches ?». Il n’y a aucune raison pour qu’il pose une telle question. Ou alors il essaie de me faire comprendre, métaphoriquement, qu’il est en quête de sens. Je dis : « On les cherchera plus tard, mais là, tout de suite, tu mets tes habits et tu viens déjeuner ». Il répond : « D’abord je cherche mes flèches, ensuite je mange, ensuite je m’habille et on est jeudi ». Comme tu voudras, Tito. Comme tu voudras…

Milan lui n’est pas encore visible. Je le trouve invariablement enseveli sous sa couette. Il nous faudrait des chiens d’avalanche. Je m’approche de lui, je pose une main sur ce que j’imagine être son épaule. Je le secoue un peu. J’essaie ensuite de glisser ma main sous sa couette, parce que je voudrais caresser ses cheveux, entrer en contact avec lui, mais je sens qu’il tire dessus et je n’arrive pas à me frayer un chemin vers sa tête. « Debout, c’est l’heure, Milan ». J’entends quelque chose. « Qu’est-ce que tu dis, mon amour ? » je demande à la couette. La couette s’ouvre légèrement au niveau de sa bouche, et je l’entends dire « Laisse moi encore dormir, s’il te plaît… Laisse moi tranquille, d’accord ? Par pitié, maman » Au même moment, Tito renverse quelque chose sur sa tête, dans un énorme fracas. Le coffre à jouet, celui que nous avons mis l’après-midi à ranger, la veille.
« Pas de flèches là-dedans… », il dit.
Je ne devrais pas m’énerver (d’abord, je n’en ai pas les capacités physiques) mais je le fais quand même parce que je suis une mère horrible. Je me sens envahie par une colère telle que je suis obligée de grogner. J’ai besoin de toute ma volonté pour ne pas foutre un coup de pied dans la couverture, ou attraper Tito et le coller au mur.
« Vous avez cinq minutes pour vous habiller et être à table ! Je me fous complètement du reste… » Et je quitte la chambre en marchant sur un de ces petit jouet anguleux que tu ne vois pas avant qu’il ne fassent partie intégrante de ton talon.
Douleur lancinante.
« Vladimir, c’est quand tu veux pour me filer un coup de main (putain de connard de merde) »

Il n’est pas encore 8 heures et je suis déjà en colère contre chacun des membres de ma famille. Bien joué Marla, fille de Doxylamine. Capitaine de bateau pneumatique en perdition. Mother of the year.

7:20

Je suis devant la cafetière, dans un brouillard opaque, tous feux éteints, parfaitement immobile, attendant que le voyant cesse de clignoter. Il faut attendre que le voyant cesse de clignoter avant d’appuyer sur le gros bouton. Je sais au moins ça. Je pourrais éventuellement faire autre chose pour meubler ce suspens haletant (clignote, clignote, clignote plus). Je devrais me montrer davantage pro-active, voilà c’est ça, actionner par exemple le grille-pain, il est juste là. Mais non, je fixe le gros bouton, avec le même sérieux que si je m’apprêtais à enclencher la mise à feu d’une demie douzaine d’ogives thermonucléaires.

– Madame, sommes-nous prêts à faire feu ? Une décision doit être prise…
– Je le sais capitaine Markehlov. Ne me prenez pas pour une conne non plus… Je vous rappelle que ce n’est pas ma première Blitzkrieg. Okay ? Mais il faut attendre que le voyant cesse de clignoter.

J’espère que les enfants sont en train de s’habiller mais je sais aussi que tout cela ne dépend pas entièrement de moi et qu’à l’échelle de l’univers, nous ne sommes qu’une singularité amusante. Je ne pense à rien d’autre que boire mon putain de café.

Jocelyne7589 a profité de mon sommeil paradoxal pour scorer 95 points sur mon appli de Scrabble. La pute. Non mais vraiment. Elle a placé « excitée » sur un compte triple. J’essaie de réfléchir un instant à ce que je pourrais faire de mon tirage A.A.G.Q.W.I.F mais je frôle l’embolie cérébrale et c’est vraiment un jeu de con, de toute manière. Il faut absolument que je me ressaisisse. Je vaux mieux que ça, je veux dire, me faire atomiser en ligne par des octogénaires chaudasses et hyper-lettrées.

Je lutte pour ne pas imaginer à quoi va ressembler ma journée de travail sinon je vais encore pleurer. Je pleure beaucoup le matin. Ce n’est pas bon, ça. Tous les ouvrages de développement personnel vous le diront : Pas de chialeries avant midi. C’est la règle numéro trois que suivent tous les managers performants !

Vladimir n’est toujours pas levé. Qu’il reste au lit jusqu’à ce que je parte, celui-là. Ça m’évitera de lui enfoncer un couteau à pain dans le ventre, puis de googler « comment simuler un acte d’auto-défense dans le cadre d’un crime conjugual ? » . Nous avons établi un pacte de non agression matinale.

Là… Tranquille. Zen, meuf.

Tito est le premier à table. Il est toujours torse nul mais il porte un arc en plastique en bandoulière. Bref, on se dirige lentement vers quelque chose. Tito doit penser qu’il lui faut chasser son petit déjeuner lui-même. Ça doit se présenter comme ça dans sa petite tête. Je verse quelques céréales bon marché dans son bol avec une pensée émue pour toutes les autres mères, qui sont en train d’étaler de la confiture conditionnée par des moines trappistes sur des tartines de pain sans gluten acheté au marché. Bande de connasses ! , voilà ce que je me dis. Je pense à toutes ces scènes de petit déjeuner qu’on voit dans les séries américaines. Gros plan sur quatre tranches de lard qui crépitent dans une poêle. Tout le monde est parfaitement réveillé et les répliques fusent. Chacun a son petit agenda, sa petite intrigue quotidienne prête à être développée par une équipe de scénaristes portant des gilets en laine. Qu’est-ce que j’ai moi ? J’ai un enfant taré armé d’un arc, un mec qui ne se réveille pas et un gosse qui simule un éboulement.

Quelqu’un a allumé la radio. Ce doit être moi sinon je vois pas. Quelqu’un parle dans la radio. Il est 7h50 et c’est l’heure d’un bref point info sur FIP. Je me fous complètement de savoir ce qui se passe exactement aujourd’hui. Qui s’est encore payé la tête de Greta Thunberg. Je m’en tape complètement même si j’ai de la peine pour cette pauvre gosse. Pour tous les gosses, en fait.
De toute façon, je n’arrive pas à me concentrer sur les mots. Mais ça me fait du bien de savoir qu’il se passe des choses, quelque part. Je ne dois plus jamais avaler ces cachets avant d’aller me coucher. Je suis un sarcophage. Ça ne peut plus durer. Ça va me prendre deux heures pour me débarrasser de toutes les bandelettes et retrouver un semblant de contact avec le monde réel. Doxylamine, mon amour. Pourquoi ai-je fait ça ? Parce que je suis tarée, voilà pourquoi.

La FIPette annonce de but en blanc que Jacques Chirac est mort. Et ça me rend immensément triste. Je n’ai jamais voté de ma vie. Je n’ai jamais visité la Corrèze non plus et selon moi, tous les hommes politiques devraient être suspendus à des lampadaires comme les piñatas absurdes qu’ils sont. Mais rien à faire, je me rends subitement compte que j’avais de la sympathie pour cet homme. En quelque sorte. Je veux dire que si l’on m’avait obligée, pour une raison étrange, à choisir un ancien Président de la République dans le cadre d’un apéro-dînatoire suivi d’une pétanque et d’un karaoké, eh bien j’aurais choisi Jacques Chirac. A tous les coups. Voilà le niveau de sympathie dont je parle. C’est vraiment idiot mais je réalise en apprenant sa mort qu’il faisait presque partie de la famille. L’oncle débonnaire mal fringué qui te drague un peu au-dessus de la bassine de punch. Avec un collier de fleurs autour du cou. Je pense ensuite à Bernadette, seule, malheureuse comme tout, plongée dans la cuisine sombre d’un immense appartement du 6ème arrondissement, assiégée par la presse, les mains crispées sur une poignée de pièces jaunes. Et je vous jure que je me mets à chialer, putain. J’ai un problème de taille. Je pense à mon propre grand père, parti il y a quelques mois. Je pense à toute cette génération d’hommes qui s’en va. Qu’est-ce qui me prend, bordel ? Heureusement, la FIPette rapporte dans la foulée que les prix du gaz vont augmenter de 2 % cette année encore. Et la haine reprend le dessus. C’est tout de même bien foutu, les informations.

Ce week-end, je me promets de faire une tarte aux pommes. C’est vrai que c’est bon, les tartes aux pommes.

Le bouton vient d’arrêter de clignoter, ce qui signifie que je peux enfin balancer la purée. Go, go, go !
Je sers à Tito son grand verre d’Hepar en espérant qu’il ira aux toilettes avant de partir à l’école, étant donné que nous sommes sérieusement à court de slips. Milan n’est toujours pas debout. Il va me faire le coup de la grippe aviaire. Quelque chose à propos d’une piscine. Les tranches sont éjectées par dessus le grille pain et, un instant, il me semble que je vais les attraper au vol et ainsi lancer ma journée sous le signe de l’adresse et des réflexes aiguisés. Mais je ne parviens qu’à heurter un verre au passage et foutre du jus d’orange partout.

Merci bien, amis scénaristes, vous allez me le payer…

Et merci infiniment, cachets pour dormir qui faites de moi un légume, matin après matin.

La reine des limbes…

J’aperçois Vladimir se diriger vers les toilettes, en caleçon. Il ressemble à un type qui vient d’être victime d’un accident de bagnole et qui erre sur la bande d’arrêt d’urgence de l’autoroute avec seulement une chaussure. Je m’assois à table et je me sens immédiatement replonger dans le coma. Je devrais peut-être me gifler, mais j’ai peur que Tito interprète mal mon geste. Il a déjà assez de problèmes avec le contrôle de ses émotions. Je retourne vers la chambre des gosses et Milan est toujours enfoui sous les décombres de sa couette. Il est huit heures et il doit être parti dans vingt minutes. S’il est bel et bien admis qu’il commence à neuf le jeudi, ce dont je ne suis plus tout à fait certaine.
Piscine ? Non, c’est Tito qui a piscine… Je me souviens maintenant ! Il faut que je lui fasse son sac de piscine ! Je n’ai pas réussi à mettre la main sur son maillot de bain hier soir et je me suis dit que je serais plus avisée dans l’urgence. Ahah. Merde. Quelle conne, tout de même.
« Tu m’as pas fait de café ? » demande Vladimir, sorti d’on ne sait où. « Pas très Coubertin, ça, chérie… » il ajoute.

Il faut beaucoup de compassion. Il faut vraiment beaucoup d’amour, putain…

Je secoue Milan, maintenant. Tout ce qui compte, c’est qu’il se lève dans la minute, sinon on est foutus. « Mais c’est bon, j’étais en train de me réveiller, là, pourquoi tu me violentes comme ça ? ». « Tu n’es pas malade, je lui dis, tu n’es pas du tout malade alors tu te lèves et en vitesse ». « J’ai jamais dit que j’étais malade, merde… ». «C’est vrai mais ça change rien» je lui réponds. Et il se lève. A la cuisine, Tito mange les goûters que je lui avais préparés pour l’école, et il n’a pas touché à l’une ou l’autre des 25 tartines que je me suis évertuée à lui tartiner, comme la mère-courage que je suis. Je lui arrache une gaufre des mains, et je la fourre dans ma bouche, tandis que je me dirige vers la salle de bain pour me fabriquer un visage. Il est 8h14 et FIP diffuse un morceau de jazz infâme. Merci FIP, de bon matin, vous êtes sans pitié ! Personne n’a besoin de free-jazz à la con de bon matin. Personne ! J’ai signé la pétition en ligne pour qu’on sauve votre putain d’antenne strasbourgeoise mais tout peut encore changer, je vous préviens. Elle est bonne cette gaufre. « hiho ha hahillé !! »je gueule depuis la salle de bain, une brosse à dents électrique fichée en travers de la gueule. Ça veut dire « Tito, vas t’habiller sinon je t’étrangle de mes mains et je plaiderai la démence aux assises »

« Je mangerai un truc dans le bus » déclare Milan en mettant son sac sur le dos. « Ta Badgeo est chargée ? » je lui demande. « Non, mais t’ inquiète, je fraude ». Ce môme ne croit déjà plus en rien.
Tito a enfilé un bas de survêtement beaucoup trop petit. Le truc lui arrive mi-mollets. Il porte aussi Un T-shirt souvenir de Majorque, bleu vif avec un imprimé de coquillage, ramené par sa grand-mère, et enfin, pour faire bonne mesure, un pull d’hiver probablement tricoté à Reykjavik par une octogénaire semi-démente. Jamais vu ce pull de ma vie. Je me rends compte que je me suis habillée et maquillée sans même m’en rendre compte et qu’en plus, je suis impeccable. La force de l’habitude, bitches. On va presque y arriver si je trouve mes clefs et mon téléphone, qui sont tous les deux dans mon sac à main qui doit bien se trouver quelque part. On y est presque.

Nous nous regroupons, toute cette famille de joyeux campeurs, dans l’étroit couloir de l’entrée, sous la lumière sans pitié d’une ampoule nue, deux minutes avant de la phase de dispersion. Chacun lace ses chaussures. Sauf Tito, qui ne croit pas à ce genre de choses. « Est-ce que quelqu’un a nourri Momo ? » demande-t-il. Momo, c’est notre poisson en bocal. Un combattant que tout le monde oublie. Tout comme moi. Papa le fera. « Pas vrai ? » Je jette un œil vers Vladimir, qui a passé un jean et sa veste et s’apprête à se faire traîner par Tito jusqu’à l’école. Vladimir, esthétiquement, là tout de suite, on dirait qu’il est en cavale depuis deux ans suite à un braquage foireux. « Tu veux bien lui trouver un maillot de bain, il a piscine aujourd’hui ». « Un maillot de bain à cette heure ci ? » il me demande, comme si je faisais subitement un gros caprice. « Quelque part dans la machine à laver que j’ai oublié de faire tourner hier soir ». « Bien joué !  » il dit. « Splendide » il ajoute. J’imagine que je suis en train de le clouer sur un grande croix, en haut d’une colline, mais je l’embrasse et je lui souhaite une bonne journée. Je jette un dernier coup d’œil vers Tito, qui est décidément habillé comme s’il partait en classe de neige au Kirghizstan. Milan a disparu sans rien dire à personne, vers un monde que nous ne connaissons pas.

Je mets la clé dans le cadenas de mon vélo et je suis toujours aussi vaseuse. Jamais plus, Doxylamine de l’enfer, jamais plus. Je ne sais même pas comment je vais faire pour pédaler.

Mais une fois sur la piste cyclable, étonnement, la brume se dissipe.

En grande partie grâce à Ludwig Van. J’écoute le troisième mouvement de la Sonate n°14 pour piano, interprété par Valentina Lisitsa. Et j’ai le sentiment d’être éveillée pour la première fois. Aucune musique n’a jamais si bien illustré le principe de « La Course ». Tout se dessine enfin clairement. J’imagine une chute d’eau droit devant et je pédale plus fort.

Je pense à Tito à la piscine, à Milan dans les couloirs de son lycée, à Vladimir qui se cogne la tête contre les murs…

Et enfin je pense à la petite radio de notre cuisine, qui passe FIP en sourdine, pour personne.

Laisser un commentaire

Your email address will not be published.

*