Les méduses qui clignotent

in Autopsy

Chaque semaine, je décroche le portrait de Bill Murray.

La première séance s’étant révélée prometteuse, nous allons poursuivre. Enfin, je crois.

De toute manière, c’est ça où me confier à Grand Mère Feuillage

 

Bill Murray : Marla, j’aimerais que nous profitions de la séance d’aujourd’hui pour évoquer la relation au père, si vous voulez bien.

Moi : Non, non, non. Ça va pas le faire. D’ailleurs, j’ai autre chose.

B.M : Très bien mais il me semble que c’est à moi de cadrer nos…

Moi : Ne soyez pas obsédé par les cadres, Bill.

B.M : C’est ma condition qui veut ça. Mais laissez-moi reformulez : comment qualifieriez-vous, disons, vos rapports avec le modèle masculin de référence ?

Moi : J’ai autre chose, sérieux. Un truc plus urgent. Plus immédiat. J’ai rencontré quelqu’un aujourd’hui.

B.M : Eh bien de mon côté, je ne vois pas à quoi ça sert que je me crève le cul à préparer nos séances si…

Moi : Dans la rue, en fait. Fortuitement. Comme une sauvage. Il y avait pourtant très peu de chances pour qu’un truc pareil m’arrive. Au fil du temps, j’ai mis en place toutes les stratégies d’évitement possibles : j’écoute de la musique au casque, je marche comme si j’étais poursuivie par une meute de loups et, globalement, j’ai l’air d’être en attente d’une greffe de moelle osseuse.

B.M : Je ne vais pas vous contredire là-dessus.

Moi : Voilà. Merci infiniment, Bill. Bref, ce matin, j’attendais à un passage piéton avec cinq ou six autres membres de ma triste espèce, quand l’un d’entre nous s’est cru autorisé à traverser au rouge. Je ne pense pas qu’il ait fait exprès de se jeter sous les roues de la camionnette qui a freiné pile devant lui. Je pense que nous avions simplement affaire à un type distrait, qui n’avait pas l’habitude de nos modes de vie urbains. D’ailleurs il était habillé comme un altermondialiste. Je veux dire que son pantalon avait dû appartenir à dix personnes avant lui. Bref, c’est pas passé loin. Comme on pouvait s’y attendre, celui qui conduisait la camionnette s’est mis à klaxonner comme un âne. C’est à ce moment-là que l’altermondialiste a vraiment pris la mesure de la complexité du monde moderne, je crois. D’ailleurs il a fait un bond de deux mètres. Ensuite, il a tapé avec sa main sur le capot du véhicule. Pas très fort. Comme s’il essayait d’écraser une mouche qui se serait trouvée là. Peut-être même qu’il y avait vraiment une mouche, j’en sais rien. Disons que c’était un réflexe bizarre. Un geste malheureux. Quoi qu’il en soit, le conducteur est sorti immédiatement, comme s’il n’attendait que ça depuis des années, casser la gueule du pauvre con qui oserait lever la main sur son véhicule utilitaire.

B.M : Et nous parlerons donc de votre père une autre fois, j’imagine.

Moi : La camionnette n’avait rien, évidemment, mais c’était une question d’honneur bafoué et ça allait saigner du museau dans pas longtemps. Telle est la dure loi de l’asphalte. Le conducteur gueulait alors j’ai enlevé mon casque, même si j’étais à peu près certaine de ne rien entendre qui puisse bouleverser la Pensée Sophiste. Et en effet, c’était plutôt quelque chose comme « Espèce d’enculé, tu touches pas à ma camionnette enculé, tu veux mourir, c’est ça ? Pourquoi tu touches à ma camionnette, hein ? Je vais t’apprendre, moi, à poser la main sur ma… ». Enfin voilà, il était surtout question d’enculer, de suicide assisté et de droit à la propriété privée.

B.M : Des questions importantes, cela dit.

Moi : La Pensée Complexe était sauve, une fois de plus. Le fait qu’un accident vienne d’être évité de justesse, qu’une vie ait été épargnée, c’est à dire l’aspect purement miraculeux de la chose en fait, tout cela était complètement passé à la trappe. Dans un environnement sain, on aurait félicité le conducteur pour ses réflexes, l’altermondialiste n’aurait plus jamais traversé qu’aux feux verts, aucun coup de klaxon n’aurait été donné (puisque de toute façon, il était trop tard et que ça ne pouvait rien changer), aucune tape sur le capot ne s’en serait suivie et surtout, le conducteur ne se serait pas jeté sur l’altermondialiste.

B.M : Parfait. Un peu d’action. Que s’est-il passé ensuite ?

Moi : Il l’a attrapé par le col et s’est mis à le gifler. Il lui a même donné un coup de pied dans le tibia. Les gens qui patientaient avec moi au feu rouge ont profité du début de congestion routière causé par l’incident pour traverser et poursuivre leur chemin. Ces personnes avaient parfaitement intégré le fait que nous vivons dans un monde où tout le monde se déteste et se casse potentiellement la gueule à chaque coin de rue. Je pensais d’ailleurs être moi aussi fataliste et lâche mais j’ai décidé de m’interposer.

B.M : Qu’est-ce qui a bien pu vous pousser à faire une chose pareille ?

Moi : L’altermondialiste ne mouftait pas. Il se contentait de se protéger le visage, mais sans grande conviction. Il ne comprenait tout simplement pas ce qui lui arrivait. C’était un pacifiste. Ça se voyait qu’il ne s’était jamais battu de sa vie. Il était surpris qu’on puisse seulement l’insulter. Il pensait que ces choses là n’arrivent qu’aux autres : le cancer, les accidents de la route, se faire traiter de pédé. Le pauvre. Il y a des gens qui ne sont pas du tout adaptés au monde de merde dans lequel nous vivons. On se demande comment ils ont fait pour durer si longtemps.

B.M : Vous considérez-vous comme une personne adaptée, Marla ?

Moi : Absolument pas. Du coup, j’ai eu envie de le gifler aussi, l’altermondialiste je veux dire, pour lui mettre un peu de plomb dans l’aile. Mais ce serait devenu un lynchage et j’ai préféré me retourner contre le conducteur de la camionnette, un vieux moustachu avec une bonne tête de con qui portait un T-Shirt informe floqué aux couleurs de son entreprise de dépannage électrique. Je me suis placée entre les deux hommes et j’ai tenté de raisonner l’agresseur. Je lui ai dit : « Reprends le volant et casse toi, abruti. Tu vois pas que c’est juste un mec paumé qui porte un pantalon en velours? Tu vois pas que tu lui fous les jetons ? Allez, circule mec ! Dégage la route, ça bouchonne ! » L’électricien n’a pas apprécié la simplicité lucide de mon analyse.

B.M : C’est surprenant, en effet.

Moi : Il m’a fait : «  Hé ! Tu me parles pas comme ça, t’as compris ? Tu me manques pas de respect, pigé ? Je vais pas en plus me faire emmerder par une chieuse ! ». Moi, j’ai répondu : « Ah ouais ? Sans blague ? Et qu’est-ce qui est en train de se passer, à ton avis ? Hein ? Alors… qu’est-ce que tu vas bien pouvoir faire ? Me taper dessus aussi  ? ». Et là, l’autre connard a dit : « Non. Je frappe pas les femmes, moi. Même si c’est des grosses connasses »

B.M : Vous avez déjà songé à une carrière dans la diplomatie internationale ?

Moi : Très drôle. Enfin bref, l’électricien avait des principes. Un code d’honneur spécifique, à destination des connasses. Il avait pensé à tout. Chevaleresque, quasiment. Ce qu’il oubliait, c’est que j’étais tout à fait en mesure de lui infliger des dégâts. Voire des séquelles. Mais ça le dépassait. Ça le dépassait parce qu’il est écrit quelque part qu’un mec est censé foutre systématiquement la raclée à une nana, vous voyez ? Dans le cadre d’un combat de rue. Cette assomption est complètement idiote, d’ailleurs. Parce que soyons francs : ils se sont bien regardés, les combattants de l’ère moderne ? Je vous jure que je serais capable d’envoyer aux Urgences une bonne moitié des types que je croise. Pas parce que je suis plus forte, non, je pèse 56 kilos, j’ai le dos en vrac et j’ai toujours été dispensée de judo. Mais je suis une grosse vicelarde, pour commencer. Oh, ça , je peux être très vilaine quand je m’y mets… Ils ont pas idée. Et puis il suffit de regarder la condition physique de la plupart de ces mecs pour se rendre compte qu’ils vont trébucher d’eux-mêmes au troisième coup de poing foireux. Alors, je lui ai fais, à l’électricien : « Parce que tu penses que tu peux me faire mal, peut-être ? Tu es sûr et certain d’être suffisamment en forme pour me tabasser ? Hein ? Mais amène-toi ! J’ai accouché deux fois. Tu ne sais même pas ce que c’est, se battre ! Et je pratique les sports hybrides, ducon ! Essaie seulement de me toucher, juste une fois, essaie, et je te jure que dans moins cinq minutes, je fais du Bokwa step’up en plein sur ta gueule ! »

B.M : Et vous n’avez pas eu peur de vous manger une droite, à aucun moment ?

Moi : Je n’ai jamais reculé devant une bagarre. Je sais pas d’où je tiens ce truc mais je n’ai jamais eu peur de prendre des coups, et encore moins d’en donner. Je veux dire, on m’a vue me rouler par terre avec des filles et avec des garçons, une poignée de cheveux dans la main, un caillou dans l’autre. Je m’en fous complètement. J’ai peur du vide, des prêtres en soutane, de la mort, de l’orage et de tous les insectes mais de la bagarre, non.

B.M : Je fais souvent ce cauchemar où je suis prisonnier de prêtres en soutane.

Moi : Ouais alors, l’autre naze voulait pas taper sur les gonzesses, par principe, et tant mieux pour lui parce que j’aurais visé l’entrejambe direct, et puis j’aurais martelé l’arrière de son crâne avec mon téléphone et enfin, je lui aurais enfoncé mon talon dans le dos, jusqu’à ce qu’il me supplie de lui laisser la vie sauve ou qu’on vienne m’arrêter pour dégradation d’électricien dans l’exercice de ses fonctions. Je l’aurais humilié. Il n’était pas particulièrement en forme. C’était juste un vieux type maigre qui aboyait. J’aurais largement pu me le faire. Maintenant qu’on en parle, j’aurais adoré me le faire. Je suis complètement dingue, je vous assure. Enfin bref, comme l’altermondialiste n’était pas décidé à se battre et que l’électricien jugeait que je n’étais pas un adversaire éligible à ses yeux, il est remonté dans sa camionnette et a démarré en trombes. Et tchao pantin.

B.M : Je vais continuer à faire comme si cette anecdote pouvait déboucher sur quelque chose d’exploitable d’un point de vue psychanalytique.

Moi : Ça vient, je vous assure. Et donc, alors qu’il disparaissait, au bout du faubourg de Saverne, prenant à gauche vers la gare, une femme qui portait des bottes en caoutchouc m’a demandé si j’avais « pris sa plaque ». Ça, c’était vraiment marrant. « Désolée mais j’ai pas la télé» je lui ai répondu. Évidemment que j’avais pas pris sa plaque ! Je suis déjà incapable de retenir mes identifiants Cdiscount, pour commencer. Est-ce qu’ils diffusent toujours Julie Lescaut, sans déconner ?

B.M : Je ne peux pas vous dire, Marla…

Moi : De toute façon, on s’en tape. Quand il a été remis de ces émotions, l’altermondialiste m’a invitée à aller prendre « un café ou autre chose », pour me remercier. Ça semblait être sa réponse aux coups durs de l’existence : glander un peu en terrasse. Ça m’a rappelé les attentats de Paris, vous savez : « Tous en terrasse contre le terrorisme. La nouvelle résistance, à la française». J’ai dit « Bon allez, pourquoi pas ». J’ai dit : « Essayez de pas provoquer d’émeute sur le chemin, d’accord ? ». Ça ne l’a pas fait rire. Il était encore sous le choc.

B.M : L’humour est un art difficile.

Moi : Nous nous sommes donc retrouvés assis à une table du Troc Café, qui se trouvait juste là et tombait à pic. Il était même pas 9 heures et mon instinct m’a ordonné de prendre un double Martini. L’altermondialiste a demandé un diabolo menthe. Comme si nous unissions nos efforts pour élaborer la commande la plus improbable dans le cadre d’un début de matinée dans un bar de gauchistes. C’est à ce moment là que j’ai compris que je n’irai pas bosser du tout. Le serveur avait les cheveux longs, une casquette de routier américain et un T-shirt vintage. En gros, il aurait pu remplacer au pied levé n’importe quel guitariste de groupe de rock signé sur un label indépendant. Ça m’a énervée de nouveau. J’aime pas quand les gens ont l’air trop cool. Ça m’angoisse. J’ai vraiment une sale mentalité.

B.M : Digression ! Par pitié…

Moi : L’altermondialiste et moi, on a un peu discuté de ce qui venait de se passer, de la mentalité des gens de nos jours, de la difficulté de faire cohabiter les différents modes de déplacement à Strasbourg, enfin bref, ce n’était pas particulièrement exaltant.

B.M : Sans blague.

Moi : Il m’a avoué être ornithologue. Je lui ai dit que j’avais perçu tout de suite qu’il était un drôle d’oiseau. Ça ne l’a pas fait marrer non plus. Ce mec n’avait aucun répondant, quoi qu’il arrive. Je ne savais même pas qu’on pouvait être ornithologue en 2019. Avec toutes les espèces animales qui disparaissent chaque jour, je croyais que les ornithologues s’étaient tous reconvertis dans la vente de forfaits mobiles ou qu’ils s’étaient suicidés collectivement. Finalement, Sébastien, puisque c’était son prénom, m’a demandé ce que je faisais, moi, dans la vie. C’est là que tout a basculé. On était en train d’avoir une conversation tout à fait calibrée à propos des faisans et subitement, quand il m’a demandé ce que je faisais dans la vie, j’ai complètement perdu les pédales, Bill.

B.M : Et la séance peut enfin commencer. Votre père, donc. Comment était-il ?

Moi : C’est un question à laquelle je n’ai jamais su répondre, « vous faites quoi dans la vie ». J’ai l’habitude de perdre mes moyens, mais là, ce matin, je me suis vraiment surpassée. Je lui ai répondu : « Sébastien, dans la vie, je suis employée de bureau. Je bosse pour un grand groupe d’assurance. Je suis affectée à la numérisation du courrier pour être tout à fait précise. C’est à dire que j’ouvre des enveloppes 7 heures par jour. Mon rôle consiste à attribuer les courriers aux services concernés, à les tamponner, et à préparer des lots de 100 documents environs, coller un sticker sur chaque putain de page et balancer ces lots aux personnes affectées à la numérisation des courriers. En gros, c’est tout. Ma cadence est estimée à 150 enveloppes par heure et ça ne répond pas aux critères de performance exigés par mon supérieur hiérarchique. Je ne suis pas assez rapide. On fait régulièrement « des points » avec l’équipe et voilà : ma cadence est même loin d’être satisfaisante. Ce qu’il faut comprendre, c’est que je souffre du dos et que je suis vraiment, mais alors vraiment malheureuse. Et que je me sens complètement inutile ». Sébastien a dit « Il faut bien que quelqu’un le fasse. Il faut bien que quelqu’un ouvre le courrier, non ? ». J’ai répondu que je venais de le tirer d’un mauvais pas avec cet électricien fou et que j’aurais espéré davantage de compassion de sa part. Je lui ai dit que je faisais ce boulot depuis un an, que ça faisait deux fois qu’on renouvelait mon CDD, bien que je sois toujours trop lente…. Et que j’étais en train de devenir malade. Pas malade-malade, mais malade quand même.

B.M : Malade comment ?

Moi : Il n’a pas compris non plus. Personne ne comprend jamais rien quand je commence à raconter ce que je fais dans la vie. Mais j’ai continué quand même : « Dans la vie, j’ai dit, j’ai aussi deux enfants. Le premier refuse d’aller en cours trois jours par semaine parce qu’il ne supporte plus qu’on le prenne pour cible au collège. Le second est une grande source de problèmes aussi, dans la mesure où il se comporte comme un vétéran du Vietnam souffrant de syndrome post-traumatique. Quant à mon mec, il est en reconversion professionnelle et ne fait rien de ses journées, si ce n’est s’enfoncer inexorablement dans la dépression. On a pas un rond, Sébastien, j’ai continué. On a pas de projets. On survit, quoi. Et encore… Pas tellement bien. Alors voilà : ma famille est dans la merde. Voilà ce que je fais, dans la vie. Je suis constamment dans la merde. Et je pense me trouver tout à fait à court de ressources pour inverser cette tendance ».

B.M : Vous lui avez vraiment raconté tout ça ?

Moi : Très calmement, en sirotant mon double Martini. Je lui ai raconté pas mal d’autres choses, en fait. J’ai vidé mon sac. Il est resté encore un quart d’heure et puis il a du juger que j’étais encore plus néfaste pour son moral qu’un chauffard au volant d’un véhicule utilitaire. Alors il est allé payer et il est parti. Je me suis retrouvée seule. Et j’ai commandé la même chose. Un double Martini.

B.M : Qu’avez-vous fait ensuite ?

Moi : Ensuite j’ai pris rendez-vous chez le premier généraliste disponible dans la journée sur Doctolib. Deux heures plus tard, je racontais au toubib que je ne dormais pas plus de trois heures par nuit depuis un mois. Je lui ai même dit que j’étais « dans une très mauvaise passe ». J’ai vraiment dit ça. Bref, il a trouvé ma tension un peu basse, il m’a prescrit de l’homéopathie et une ordonnance pour réaliser un test d’apnée du sommeil. Et puis il m’a signé, de très mauvaise grâce je dois dire, un arrêt de travail pour la journée. Après ça, il m’a refoutue à la rue en me souhaitant « Bonne continuation et bon courage ». Le sale enfoiré.

B.M : En effet.

Moi : Enfin, merde : vous trouvez ça normal vous, Bill Murray, de déballer son linge sale en public comme ça ? A la première occasion ? A un ornithologue, en plus ? Je m’enfonce chaque jour davantage dans la démence, voilà ce que je fais.

B.M : Ça paraît évident, Marla.

Moi : Bill, je crois que je suis en train de m’abîmer.

B.M : Vous pouvez être plus spécifique, par pitié ?

Moi : M’abîmer, putain. Titanic. Céline Dion. Naufrage. Orchestre les pieds dans l’eau. James Cameron. Je me noie. J’en appelle à votre connaissance des fonds marins et à votre brillante interprétation de Steve Zissou dans La Vie Aquatique.

B.M : Oh, c’est surtout Cate Blanchett qui était éblouissante dans son rôle de…

Moi : Fermez-la. Cessez de faire le saltimbanque deux secondes. Je sens que je me noie et qu’il n’y a rien à faire parce que, primo, je refuse de nager, et secundo, l’océan est une grande et belle chose.

B.M : Poursuivez.

Moi : J’ai accepté des rôles que je n’étais pas capable d’assumer.

B.M : Je vois très bien de quoi vous parlez. Il m’est arrivé aussi de m’engager sur des scénarios que je trouve moyens avec le recul.

Moi : Celui de fille aînée. Celui d’amante. Celui de mère.

B.M : Ah, ces rôles là…  Oui, je vois.

Moi : Vous savez ce que j’aurais du faire ? J’aurais du m’enfermer dans un pièce remplie de livre, clouer des planches sur la porte et me faire oublier quelques temps. Faire comme si j’étais activement recherchée par le FBI, vous voyez ? Je suis dans un état de souffrance insupportable. Tout ce qui n’est pas effort de survie immédiate est une souffrance immonde. Rien ni personne ne trouve grâce à mes yeux, quand je me noie comme ça. Il ne reste que moi-parlant-de-moi-avec-moi-même. En boucle. Toute forme de vie est dérisoire, surfaite, inutile.

B.M : Je pense aussi que c’est le cas.

Moi : J’ai touché le fond mais je n’ai pas tapé du pied. J’y suis restée. Fascinée par les formes de vie étranges que l’on y trouve. Les méduses qui clignotent. Les poissons qui prennent la forme des rochers. Les micro-organismes. Les choses dont on ne comprend pas encore à quoi elles servent, ni ce qu’elles font là. Je suis un résidu. Une particule. Quelque chose de vague et d’informel. Non répertorié. On ne m’appelle pas. Je suis un leurre. Un souvenir. Je ne dure pas. Je suis une âme en pleine récession dans un univers en expansion. Je pourrais aussi bien marcher pieds nus dans la rue, sans destination en tête, sur les trottoirs d’une très grande ville. Ça n’a plus tellement d’importance. Les chaussures que je porte. Ni ou je vais. Et ça ne fait rien, au fond, si les ornithologues se font casser la gueule par les électriciens. Rien du tout.

B.M : Et votre père, alors, dans tout ça ?

Moi : La semaine prochaine, Bill. La semaine prochaine…

B.M : Mardi 17H15 si ça vous va.

 

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