Vladimir – 39 ans – freelance (à incendies)

Les hommes sont largués de nos jours. En fait, je dirais qu’ils ne sont plus qu’à trois ou quatre hashtags du suicide collectif. Je suis à peu près certaine qu’ils s’immoleront en masse plutôt que de se résoudre à passer la main. Quand je n’ai pas envie de les gifler, sincèrement, je les plains. Ils ne savent ni s’habiller, ni danser, ni séduire, ni se raser, ni souffrir en silence. Je les plains, sans blague.
Peut-être qu’il faudrait promouvoir à nouveau la corrida ou les Croisades… Peut-être qu’il faudrait reprogrammer Intervilles pour apporter un peu de sens à leurs vies.

Quoi qu’il en soit, mon mec n’a jamais été aussi malheureux depuis qu’il a prononcé la phrase

A partir d’aujourd’hui, j’aimerais placer le facteur humain au centre de toutes mes décisions

Vladimir gérait une librairie indépendante et puis, il y a deux ans de ça, une femme est entrée dans la boutique et lui a réclamé le nouveau Guillaume Musso. Ce genre de choses arrivait très souvent, trop souvent sans doute, et cela aurait pu en rester là mais Vladimir a pété une durite. On ne devrait pas TROP aimer la littérature quand on essaie de vendre des bouquins. Les bons dealers ne se droguent pas. Bref, je crois qu’il a traité la pauvre femme de « grosse mongolienne aliénée non stérile », enfin quelque chose de ce goût là, et puis il s’est mis à saccager les étalages. Une vraie crise de nerf. Vlad était en train d’empiler un tas de bouquins dans la rue et d’organiser un autodafé solidaire quand les flics sont arrivés. Ils ont maitrisé Vlad sans difficulté, pendant qu’il chialait comme un môme en répétant que personne n’avait jamais entendu parler de Rick Demarinis, alors que ses nouvelles compilées dans le recueil « The Voice of America » constituaient une des œuvres littéraires majeures de ce siècle idiot.  Les policiers municipaux ne connaissaient pas non plus alors ils lui ont simplement demandé de ranger son bordel vite fait avant que quelqu’un ne soit blessé ou qu’il ne finisse au poste.
Le soir même, il baissait le rideau pour toujours.

Depuis, il se cherche.
Assez souvent, il me trouve.

Sa monoroue électrique, son monosourcil, ses monodiètes, le tout côtoyant sa bipolarité manifeste, dans une ironie qui pourrait être comique si je n’assistais pas chaque jour à l’effondrement de près de quinze ans de vie commune.

Il passe ses journées retranché dans l’appartement, envisageant des statuts d’auto-entrepreneur potentiels et, selon moi, essayant surtout de battre son record au Démineur entre deux épisodes de Peaky Blinders.

Sa crise de la quarantaine se manifeste également par une frénésie de tatouage. Vlad essaie de disparaître sous une coulée d’encre. Il a besoin de ressentir une douleur dont il puisse clairement identifier la source, si vous voulez mon avis. Accessoirement, il a besoin d’exhiber au monde entier son univers graphique à la con. Ses flashs nous ont déjà coûté un bras (et les deux siens).

Sinon, il tente de m’initier au Shibari, autrement dit le bondage japonais. Je crois surtout qu’au fond, il sent que notre couple est en danger et qu’il cherche à m’attacher à un radiateur.

Nous nous disputons beaucoup trop.

Voici les chiffres-clés de notre relation :

  • 15 456 euros de découvert cumulé
  • 2 ruptures non négociables
  • une dizaine de poissons rouges
  • 4 chats
  • 545 tournesols
  • 789 fois trinqué « à nous »
  • 5 verres balancés à la gueule
  • 156 876 Ibuprofene
  • 134 parties de bataille corse
  • 6 676 787 incompréhensions et autres malentendus
  • 1 234 orgasmes cumulés
  • 76 kilos de reproches divers
  • 138 lettres de relance
  • environ 8 litres de larmes partagées
  • 1 560 euros dépensés en livraison de sushis
  • 2 enfant (roux)
  • 79 plates excuses
  • 4 gestes impardonnables

Malgré ce relevé statistique indiquant un profond attachement, malgré tout,Vladimir refuse catégoriquement de se marier avec moi, essentiellement pour des raisons idiotes, allant jusqu’à évoquer une phobie des diaporamas ou une opération invariablement reportée des amygdales.

Milan -13 ans – Complotiste Hypocondriaque Démissionnaire.

Doit son prénom à Milan Kundera, même si aujourd’hui, mon premier fils illustre davantage « La vie est ailleurs » que « L’insoutenable légèreté de l’être »
Semble porter toute la misère du monde dans son sac à dos, sur le chemin du bahut.
Passe le plus clair de son temps libre une pioche à la main, à la recherche de Granite, d’Obsidienne, de Mycélium, de Diorite, d’Andésite, de Grès sculpté et de mille autres ressources, enterrées dans le monde merveilleux de Minecraft.

Pour résumer, nous l’avons perdu.
Milan crafte.
C’est à dire qu’il crée des objets à partir d’autres objets. Peut-être qu’il essaie de façonner une autre version de lui-même. Je sais bien que c’est une analogie de mère en panique mais qu’est-ce que je peux faire ? On m’a volé mon fils depuis qu’il est entré en sixième.
C’était le gamin le plus sociable, le plus enthousiaste, le plus heureux que vous ayez jamais vu et il s’est passé quelque chose l’an dernier, je ne sais pas exactement quoi. Des petits cons se sont mis à le prendre pour cible et Milan n’a pas pu l’encaisser. Depuis, le Larousse Médical est devenu sa lecture favorite et il m’annonce régulièrement qu’il ne peut pas aller à l’école parce qu’il a la maladie de Crohn, l’Hépatite C ou un Cytomégalovirus… J’ajoute qu’il connaît par cœur mon numéro de sécurité sociale et qu’il m’a déjà volé ma carte vitale pour consulter un pneumologue.
Appelez ça une phobie scolaire si vous voulez. Moi j’appelle ça tomber de haut.

Au primaire, il était de toutes les activités, délégué de classe chaque année, éco-délégué, délégué aux affaires sociales, délégué du matériel sportif, délégué de tout et n’importe quoi et apprécié de chacun.
Mais il s’est replié sur lui-même et ne trouve aujourd’hui refuge que dans un jeu vidéo aux graphismes déprimants.

Même ses résultats scolaires sont en chute libre.
Je crois qu’il a perdu foi en l’humanité. Je l’ai surpris en train de regarder un documentaire sur le 11 septembre, l’autre jour. Quand votre fils de 13 ans balance à table qu’il faut ouvrir une nouvelle commission d’enquête concernant les attentats du World Trade Center, parce que tous les éléments indiquent que les tours ne sont pas tombées à cause des avions, mais bien du fait d’une démolition programmée, comment enchaîner sereinement sur le plateau de fromages ?

Tito – 4 ans – « Rosemary’s baby »

On sait peu de choses, finalement, sur l’ex-Yougoslavie. Nous, on trouvait que Tito, ça sonnait bien. Sec et percutant. Nous étions loin de nous douter. Aujourd’hui, on tente d’élever un enfant qui se définit par un culte malsain de la personnalité, un engouement démesuré pour le Monopoly Junior, une politique farouche de non alignement et l’éradication systématique de toute forme de contestation. Autrement dit, nous aurions du nous méfier davantage de la symbolique des prénoms.

Tito, on a toujours un peu envie de lui injecter de la Ritaline à son insu ou de le neutraliser à l’aide d’une fléchette hypodermique.
Soit il souffre réellement d’hyperactivité, soit je suis en grave perte de vitesse.

Il aime jouer avec les bougies d’anniversaire, les allumettes et les bombes aérosol. Quand il en a assez de manipuler les multiprises.
Si vous le posez dans un bac à sable, il ne jette pas du sable sur les autres enfants, non, il leur met le sable DIRECTEMENT dans les yeux.

Ce gosse, c’est comme vivre en permanence avec un pote qui aurait l’alcool mauvais et qu’on tenterait de ramener chez lui tandis qu’il cherche la bagarre avec tous les gens qu’il croise.

Aucune menace ni aucune sanction ne semblent fonctionner sur lui. Il faudrait avoir recours aux techniques d’interrogatoire renforcées telles qu’utilisées par la CIA dans la prison d’Abou Ghraib mais nous conservons cette option dans notre manche pour l’instant.

Avec Tito, on ne parle plus vraiment d’éducation mais de coercition de la délinquance juvénile.

Il est tellement à cran qu’on peut l’entendre grésiller, comme un vieux frigo. Dans ses mauvais jours, quand il est vraiment en rogne, il faut lui interdire d’approcher les métaux conducteurs ou les appareils ménagers.

Enfin, il souffre de constipation chronique. Son système nerveux exacerbé ne lui permet pas de faire ses besoins comme vous et moi. Il peut passer 6 jours sans aller aux toilettes. Mais le septième jour, il faut prendre un RTT pour le soutenir. C’est épuisant pour tout le monde. En fait, il n’est vraiment silencieux que lorsqu’il se fige, que ses petites mains agrippent le meuble le plus proche et que son visage devient rouge vif. Vous lui demandez alors s’il est en train d’essayer de faire caca et il secoue la tête, dans le parfait déni de sa digestion malade.

Pour résumer…

Un mec en pleine restructuration mentale, portant autour du cou un écriteau sur lequel on peut lire : Absent pour le moment, merci de bien vouloir laisser un message…

Un pré-ado désabusé, frappé de collapsologie.

Un enfant de 4 ans qui mériterait un désenvoutement complet, voire un exorcisme.

Et moi évidemment, smicarde, perdue, dégainant les Gin Tonic plus vite que son ombre, épuisée, coupable, victime…

… mais bien décidée à redresser la barre d’une manière ou d’une autre. Je ne lâcherai rien, car pour citer l’une des figures de proue de la pensée moderne :

La famille, c’est essentiel pour moi

Céline Dion, Télé 7 jours, 28 juillet 2014